Pour la productrice et réalisatrice Marie-Clémence Paes les cultures orales sont la base de ses ouvrages. Elle nous parle de ce principe organisateur qui est le leitmotiv de son travail, les films qu’elle produit et réalise avec son mari César Paes, cinématographe et réalisateur, ainsi que de leur société Laterit Productions.
Marie-Clémence Paes, nous avons eu deux longs entretiens en 1997 et 1998 au cours desquelles tu as parlé de ton travail en tant que productrice et cinéaste et ta collaboration avec ton mari, le cinéaste et cinématographe brésilien César Paes. Pendant notre discussion, tu as parlé de ton désir de refléter dans vos films une identité multiculturelle. Quinze ans plus tard ce thème tient toujours une place importante dans vos films?
La question de l'identité multiculturelle a toujours été au coeur de mon quotidien y compris avec nos enfants dont l'identité est encore plus complexe que la mienne, puisqu'ils sont nés en France d'un père brésilien et d'une mère Franco-Malgache. Aujourd'hui dans notre travail, il s'agit surtout de combattre l'idée qu'il existe une hiérarchie des cultures, cet héritage colonial encore très vivace dans les esprits, y compris et surtout en Afrique.
Comment es-tu venue au cinéma? À travers les thèmes et projets, quel était ton parcours?
J'ai fait des études de sociologie avec plusieurs options en ethnologie parce que c'était la seule façon d'étudier la culture malgache. J'ai même suivi les cours de Jean Rouch en cinéma ethnographique à l'université de Nanterre. Par souci de réalisme, j'ai aussi étudié la Communication et j'ai obtenu un diplôme de marketing et publicité, à la Sorbonne. Mais finalement j'ai délaissé la voie confortable d'une carrière en communication pour répondre à un désir plus fort : celui de faire, avec César Paes, des films pour changer l'image de nos cultures sur les écrans d'Europe et d'Amérique. Tous nos films étaient et sont toujours basés sur le savoir, les connaissances, que transmettent les cultures orales. L'idée centrale étant qu'il y a des trésors qui se transmettent de génération en génération de bouche à oreille, sans jamais passer par l'écrit, et ce n'est pas une raison pour les négliger, ou les mépriser.Au contraire les cultures orales sont d'une grande pertinence au cinéma et c'est au coeur de notre travail depuis le premier film « Angano...angano...nouvelles de Madagascar »; jusqu'à notre dernier film « l'Opéra du bout du monde » qui confronte la version orale des Malgaches et la version écrite par les Français sur l'histoire des premiers pas des Européens à Madagascar. Et entre ces deux films nous avons exploré au cinéma, les cultures orales mais aussi différentes formes musicales qui viennent de l'oralité. La musique des poètes du Nordeste du Brésil dans « Saudade do Futuro », les Jojks des Saamis dans « Aux Guerriers du Silence » et plus récemment les chansons engagées du groupe culte Malgache les « Mahaleo ».
Laterit Production a plusieurs objectifs : la production cinématographique, la distribution et la promotion de votre travail ainsi que celui des autres. Le site de Laterit Productions, très impressionnant, est une mine d'information ! Qu'est-ce qui vous a inspirés de créer la société ? D'abord, une petite histoire de son nom, et puis une discussion sur ses buts et objectifs.
Laterit vient de la Latérite, c'est cette terre rouge que l'on trouve partout dans l'hémisphère sud, en Afrique mais aussi au Brésil ou en Australie. C'était le point de départ commun entre César et moi : la terre rouge de nos pays respectifs. Nous avons donc commencé par faire des films basés sur les cultures orales, et puis avec « Saudade do futuro » et « Mahaleo » nous nous sommes focalisés sur la création musicale des cultures orales, et nous avons donc produit les CD des bandes originales de nos films. Ensuite, nous avons ouvert une boutique en ligne pour vendre nos DVD et nos CDs et les créations des gens dont nous aimons le travail et qui a un rapport avec ce que nous faisons.On peut y trouver ainsi beaucoup de musique malgache mais aussi des films et maintenant des livres qui traitent de Madagascar, d'Afrique et des Iles. Nous venons d'éditer 3 livres qui sont toujours dans le prolongement de ce travail sur les cultures orales. L'un est « Mahaleo 40 Ans d'histoires de Madagascar » qui est un livre d'entretien avec les 7 membres du groupe Mahaleo qui inclue 60 chansons traduites. Ce livre est pour aller plus loin avec eux, après le film, et permet de mettre en perspective leurs textes dans l'histoire récente du pays. Les deux autres livres sont signés d'un homme de culture malgache, Latimer Rangers. Tout d'abord un récit poétique: « Transes, divagation et délire » qui est une ode à l'Androy, région de l'extrême sud de Madagascar, et plus récemment, une transcription de plusieurs de ses émissions de radio sur les croyances populaires qui ont tenu en haleine des milliers de Malgaches pendant des années. Il est important pour nous de faire circuler, ces textes, ces musiques, de ces auteurs Africains, ou Caribéens car leurs voix et leurs images sont trop souvent absentes des écrans et des media, aussi bien dans le Nord que sur nos propres écrans, dans l'Hémisphère sud. Il y a toujours un déficit d'image, et c'est notre devoir de contribuer à corriger ça. Jean Claude van Damme, Schwarzenegger ou Tom Cruise ne devraient pas être les seuls à occuper nos écrans. Il y a une pensée, une réflexion, une création dans nos pays qu'il faut partager et transmettre aux jeunes générations ; La colonisation des esprits ne s'est hélas pas arrêtée à l'indépendance de l'Afrique. Trop souvent la circulation des idées va dans un seul sens, et cela renforce à tort cette prétendue supériorité de la culture occidentale néo-libérale.
On trouve à Laterit Productions une collection éclectique de films sur les cultures du monde entier. Cela reflète bien votre intérêt d'aborder les thèmes multiculturels : les cultures se croisent, les identités sont fluides. Quelques réflexions sur le choix des thèmes? La production du film - le travail dans tant de langues différentes, de cultures, de lieux variés...
Notre dernier film « l'Opéra du bout du monde » est l'aboutissement de cette démarche . On raconte l'histoire des premiers habitants d'une petite île de l'Océan Indien, qui est toujours territoire de la France jusqu'à aujourd'hui mais en tissant dans le film 3 versions de la même histoire ; La Version écrite par un officier français du roi Louis XIV, La version transmise oralement depuis des générations par les princes malgaches et la version racontée par un opéra créé par un compositeur Réunionnais Jean-Luc Trulès il y a 5 ans. Nous avons suivi l'épopée de la troupe de l'opéra sur les traces des protagonistes et sur les lieux mêmes où toute l'histoire a commencé. L'important dans tout ça c'est de souligner que la version de l'officier français n'est pas forcément plus juste ni plus sérieuse ni plus vraie que la version orale des anciens malgaches. La version chantée par l'Opéra permet aussi d'entrevoir que derrière les faits historiques il y avait des chemins de traverses, comme les histoires d'amour au 17ème siècle, comme celle qui a réellement existé entre une belle malgache et un officier Français et que c'était comme ça aussi que s'est faite la créolisation.
Quels sont des avantages et les défis de travailler ensemble comme un « couple dans le cinéma » ?
C'est un défi de chaque instant. L'avantage c'est que les films et les projets nous ont parfois fait tenir le couple, et l'inconvénient c'est que les films et les projets passent trop souvent avant la vie de la famille et du couple. Ce qu'on aimerait c'est arriver à mieux faire bouillir la marmite avec notre cinéma, ce serait un juste retour des choses.
Les projets à venir?
La sortie en salles et la distribution de « l'Opéra du Bout du Monde » ou « An Opera from the Indian Ocean » et puis d'autres chantiers de Livres. Mais surtout nous allons commencer un travail avec Raharimanana pour raconter dans un film documentaire l'histoire trop oubliée tant par les Français que par les Malgaches des insurgés de 1947.
Entretien avec Marie-Clémence Paes par Beti Ellerson, novembre 2012.