Frieda Ekotto, Camerounaise, écrivaine, professeure de littérature francophone; de littérature comparée et d’études africaines à l’Université du Michigan, vit et travaille aux Etats-Unis. Ses recherches et ses écrits encouragent une critique endogène de la représentation des lesbiennes dans le contexte africain. Elle parle de la représentation cinématographique et de l’identité lesbienne (ce qu'elle appelle « les femmes qui aiment les femmes ») ainsi que de son projet, Vibrancy of Silence, un essai philosophique visuel sur des lesbiennes vivant au Cameroun, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Nigéria, et au Ghana.
Frieda, vous êtes professeure de littérature francophone; de littérature comparée et d’études africaines à l’Université du Michigan aux Etats-Unis et vous êtes également écrivaine. Pouvez-nous nous dire quelques mots de votre parcours, vous qui écrivez, enseignez et menez des projets de recherche au croisement de ces champs d’études ?
La question qui sous-tend tout mon travail est la suivante : comment parler de la souffrance d’autrui ? En tant qu’intellectuelle, historienne et philosophe spécialiste de la littérature et du cinéma anglophone et francophone de l’Afrique de l’Ouest et de sa diaspora aux vingtième et vingt-et-unième siècles, je porte une attention toute particulière aux questions de loi, de race, ainsi qu’aux problématiques homo-, bi-, trans-, et intersexuel-le-s (LGBTI). A ce jour, mes activités de recherche ont principalement porté sur la façon dont la loi sert à réprimer et à masquer la souffrance des individus déchus de leurs droits. Dans cet effort, mon intention a été de mettre en évidence l’indicible, afin d’engager une discussion sur la souffrance et de dénoncer cette dernière au travers de perspectives et d’intersections culturelles multiples, tout en offrant une réévaluation du statut et des moyens d’actions des dépossédés.
L’intérêt que je porte à la question de la souffrance m’a conduite à l’envisager sous diverses facettes. Dans mon premier essai, L’écriture carcérale et le discours juridique chez Jean Genet (L’Harmattan, 2001), je prête l’oreille aux rythmes et aux figures rhétoriques dans les écrits de prisonniers français, ces délinquants privés de parole par les discours institutionnels et par un climat de méfiance généralisée à l’encontre des voix « criminelles ». Dans mon récent ouvrage What Color is Black ? Race and Sex Across the French Atlantic (Lexington Press, 2010), je m’attache à montrer comment l’Atlantique francophone a façonné d’une façon qui lui est propre des notions telles la race, l’esclavage et le colonialisme sur tout le pourtour du bassin atlantique. J’étudie aussi la manière dont le monde francophone apporte des points de vue et des épistémologies largement inédits par rapport aux études qui s’en tiennent uniquement à l’Atlantique anglophone.
Dans mon article « Globalisation, immigration et cinéma d’Afrique Francophone: Pour un devenir moderne», je m’efforce de montrer comment la mondialisation et l’immigration soumettent les Africains à une indescriptible souffrance. Pour nombre d’Africains, l’immigration équivaut à une amélioration de leurs conditions matérielles d’existence. A contrario, les cinéastes du continent insistent sur le fait que les performances économiques de l’Occident sont rendues possibles par l’exploitation des immigrés et du travail clandestin. Ils créent des images pleines de dignité humaine afin de montrer que l’individu africain, souvent décrit comme post-colonial, est en fait un individu global qui opère dans toute une gamme de nuances bien plus subtiles que le simple binôme mondialisation/immigration. Le parallèle que l’on eut établir avec la traite atlantique gagne en clarté quand les cinéastes attirent l’attention sur les similitudes entre les deux situations: le/la travailleur (se) immigré(e) tente d’échapper à la misère, souffre et/ou risque sa vie, avant de finir emprisonné(e) dans un camp de détention où il/elle est victime d’exploitation, toute une série de processus qui rappellent ce que Frantz Fanon appelle “l’expérience vécue du Noir.”
Mes activités de recherche influencent mon travail créatif. Depuis mon premier roman Chuchote pas trop (2001), je réfléchis et j’écris sur la question de l’identité lesbienne (ce que j’appelle « les femmes qui aiment les femmes) » et sur le fait que, lorsqu’on s’inquiète des réalités sociales, il est également nécessaire de porter une attention particulière aux différentes manières qu’a le langage de dissimuler des postures idéologiques. Dans mes romans ainsi que dans mes ouvrages académiques, j’ai démontré comment les dépossédés ont des voix qui contestent l’hégémonie des références culturelles et viennent combler le vide du silence.
Vos recherches sur les identités lesbiennes africaines ouvrent de nouvelles perspectives pour les champs interdisciplinaires que sont les études du genre, les études africaines, ainsi que les études sur la condition féminines et sur l’identité. Qu’est-ce qui vous a poussée à mettre ce sujet en avant ?
Pour pouvoir raconter une histoire, il faut puiser en soi-même. Mon travail sur les identités lesbiennes (ce que je nomme « Amour Saphique») africaines met au jour des épistémologies jusqu’ici négligées, ainsi que la possibilité de relations entre femmes en Afrique sub-saharienne. Il offre aussi une réponse à ce que je sais être la difficulté de révéler son homosexualité et d’avoir à gérer les relations avec le cercle familial et la société au sens large. Je comprends pourquoi les femmes africaines se parlent en chuchotant, pourquoi elles refusent d’articuler certaines idées parce qu’elles sont trop taboues. La grammaire de la peur est partout présente et le silence devient la norme. Face l’abîme du silence, la question doit donc être posée de façon différente : Quels sont les modes de représentation qui me permettraient de raconter des histoires de femmes qui aiment les femmes. Même si j’ai quitté le continent et je suis devenue chercheuse et professeure, je me suis moi aussi sentie étouffée. J’ai eu envie de tout révéler sans en avoir la possibilité parce que je me sentais prisonnière de tous côtés.
Le premier défi que j’ai rencontré a trait au langage et à sa poétique en tant qu’entraves à la représentation quand il s’agit de l’expérience humaine. Je me suis rendue compte qu’il en va de mon devoir d’intervenir, même s’il est difficile d’évoquer ces histoires d’amour indescriptibles entre personnes du même sexe dans certaines régions du continent africain. Je dois raconter mes histoires, non seulement pour moi mais aussi pour les générations suivantes, notamment pour certains membres de ma propre famille qui ont eu de la difficulté à faire leur « coming out. » J’ai aussi réalisé que je devais écouter –et recenser- les histoires des autres.
Votre article « The Erotic Tale of Karmen Gei: The Taboo of Female Homosexuality in Senegal » traite d’aspects et de discussions autour du film qui n’ont pas été évoqués. Le film a été salué comme la première version « bisexuelle » de Carmen sans véritablement prendre le « lesbianisme africain » comme point de départ. Votre article examine cette dimension pour la première fois. Pouvez-vous nous parler des questions que vous posez dans cet article ?
Karmen Gei (2001), du réalisateur sénégalais Joseph Ramaka, est un film très novateur pour le cinéma d’Afrique francophone car il comporte la première scène de l’histoire dans laquelle une femme africaine bisexuelle et une femme de couleur font l’amour à l’écran pendant trois minutes entières. Karmen est peut-être même la première héroïne bisexuelle du cinéma musical. Mais, comme dans la plupart des films africains dans lesquels apparaissent des lesbiennes ou des femmes bisexuelles, Karmen est réduite au silence par la mort. (Dans les productions de Nollywood, par exemple, le personnage lesbien est tué ou accepte de renoncer à son amour des femmes.) Dans mon article, je m’attache à montrer qu’il existe aujourd’hui au Sénégal un désir d’aborder le thème de l’homosexualité mais que, en raison des clichés que cette représentation reproduit, on n’assiste à aucune déconstruction des questions que le sujet soulève. Se contenter de représenter la question de l’homosexualité ne suffit pas ; il est nécessaire que nous abordions véritablement cette thématique. C’était une décision importante que de placer l’homosexualité au centre de cet opéra si célèbre et le film nous offre la possibilité d’assumer une tâche capitale d’un point de vue critique aussi bien que politique, celle de dérouler, par le récit, l’enchevêtrement des sexualités africaines. D’une certaine manière, ce dont il s’agit, c’est la circulation globale du cinéma africain à travers les corps performatifs et les représentations visuelles de l’esthétique tout autant que du politique.
Comment votre article a-t-il été reçu ? Je pense en particulier aux lecteurs sénégalais et au cinéaste Joseph Gaï Ramaka lui-même.
A ma connaissance, Joseph Gaï Ramaka n’a pas lu mon travail. Cela étant, les Sénégalais ont beaucoup parlé de l’homosexualité depuis la sortie de son film, aussi bien dans les conversations intellectuelles que dans les débats publics. Comme le souligne Ayo A. Coly dans un article intitulé « Homophobic Africa ? » paru dans African Studies Review (vol. 56.2 ; septembre 2013), les problématiques homo-, bi-, trans-, et intersexuel-le-s sont quotidiennement abordées en ligne et dans les médias, particulièrement en réaction à la visite du Président Barack Obama l’été dernier, venu discuter de la décriminalisation de l’homosexualité au Sénégal. C’est pourquoi je suis convaincue que nombre de Sénégalais connaissent mon travail.
Pour en revenir à Joseph Gaï Ramaka, je serais ravie de pouvoir entamer une discussion avec lui autour des problèmes que posent pour moi Karmen Gei, en particulier la question de la responsabilité politique que l’on assume quand on choisit d’aborder le thème de l’homosexualité dans le contexte du cinéma africain. Il vaut la peine de se demander quel impact le film a eu sur la société sénégalaise. Je soutiens que Ramaka a perpétué une approche stéréotypée et stérile des relations lesbiennes, un angle malheureusement déjà trop présent dans le discours littéraire et cinématographique en Afrique. Il est temps que nous nous mettions à représenter l’homosexualité d’une façon responsable et directe. Nous avons le devoir de revendiquer l’existence de relations lesbiennes avec confiance et avec un esprit combatif. Ramaka se contente de nous aguicher avec de la sexualité féminine en se gardant d’aller jusqu’au bout.
Le film de Ramaka est le début d’une filmographie d’importance capitale qui aborde la question très pertinente des femmes qui aiment les femmes au sein de la société africaine. Cela étant, je mets au défi de nouveaux réalisateurs d’élever le niveau de la production cinématographique africaine et d’encourager une résistance positive au statut quo par le biais d’approche humanistes de la sexualité féminine.
Il existe deux importantes réalisatrices africaines lesbiennes qui abordent la représentation de l’homosexualité féminine de façon très différente. Je veux parler de Cheryl Dunye, qui est née au Libéria et se considère également comme afro-américaine, et de la Sud-Africaine Zanele Muholi qui est activiste visuelle et militante pour les droits des lesbiennes africaines en général, et d’Afrique du Sud en particulier. Pouvez-vous partager avec nous ce que vous pensez de ces deux artistes (et d’autres) et nous dire comment leur travail s’articule avec vos propres problématiques de recherche et d’écriture ?
Les magnifiques photographies et films de l’artiste sud-africaine Zanele Muholi illustrent la beauté et l’amour des lesbiennes sud-africaines noires. Ils s’intègrent dans le projet global de Muholi de rassembler des archives historiques qui renforcent la visibilité de la communauté lesbienne noire en Afrique du Sud. Comme elle le souligne elle-même, « il est important d’inscrire, de cartographier et de préserver visuellement nos mo(uve)ments pour la postérité afin que les générations futures aient conscience de notre existence. » En conservant et en présentant les histoires personnelles de lesbiennes noires, elle démarque un espace propice à l’articulation de leur subjectivité, de leur savoir et de leur expérience.
Muholi aborde les injustices et les inégalités politiques, hétéronormatives, économiques et raciales en insistant sur la beauté et sur l’humanité de l’ensemble des membres de sa communauté. Cela lui permet de contrer la rhétorique de démonisation des lesbiennes, ainsi que les récits qui se bornent à les représenter comme des victimes. Ayant été elle-même sollicitée pour servir de cas d’étude à des « experts » dont le seul objectif était de mettre en évidence la violence, Muholi a décidé, plutôt que de laisser les autres parler en son nom et d’être ainsi reléguée au rang d’Object de représentations problématiques et souvent fétichisantes, de créer ses propres photographies, films et essais. En produisant des images qui présentent les lesbiennes comme belles et aimantes et en insistant sur l’importance de leur rôle en tant que membres de communautés, de familles et de la nation, Muholi intervient directement sur les forces économiques, politiques et socio-culturelles qui condamnent au silence leur belle présence et leurs nombreuses contributions à la société.
Les photos de Muholi sont des portraits de femmes qui aiment les femmes. Il s’agit parfois de couples, souriants et enlacés dans des moments d’intimité, parfois de personnes seules, prenant la pose pour un portrait. Ainsi, l’activisme visuel de Muholi est similaire au livre que je suis en train d’écrire, Vibrancy of Silence, qui explore la vie de lesbiennes en Afrique sub-saharienne au travers d’une attention toute particulière au silence, au désir et à l’amour, qui sont les thèmes que j’ai choisis afin de recentrer les conversations sur les lesbiennes africaines sur leur humanité plutôt que sur la violence. De cette façon, nos deux projets font partie d’un mouvement global qui vise à contrer les discours qui commodifient et pathologisent les sexualités des femmes noires africaines.
Pour des raisons similaires, j’admire le travail de Cheryl Dunye, qui est réalisatrice, actrice, ainsi qu’éducatrice. Au début de sa carrière, dans une œuvre comme Watermelon Woman, Dunye s’attachait à faire entrer des femmes noires, en particulier des lesbiennes noires, dans l’angle de la caméra. Dans ce film, Cheryl, le personnage principal interprété par Dunye elle-même, enquête sur les trajectoires personnelles de femmes noires dans le cinéma hollywoodien des origines tandis que, en parallèle à son investigation, sa relation amoureuse avec une femme blanche fait émerger des questions liées à la race, au désir et à l’objectivation sexuelle.
En fusionnant l’individu avec l’Histoire, Dunye attire notre attention sur les schémas racistes et sur les expériences humaines que ces schémas produisent : elle nous rend tangibles le plaisir, la beauté, l’humour et la souffrance d’une relation singulière, celle qui unit deux femmes et qui est, de plus, une relation interraciale. Les femmes du film sont des personnages aux multiples facettes (ce qui constitue en soi un commentaire sur les représentations mainstream de relations interraciales entres femmes) et Dunye fait tout pour que le spectateur ne puisse ignorer le phénomène social complexe qui sous-tend la relation. Au travers de l’écart entre Dunye, la réalisatrice, et Cheryl, le personnage, le film crée un espace, à la fois pour le vécu d’une lesbienne noire et pour une archéologie de la présence dans l’histoire du cinéma des lesbiennes noires qui ont été écartées de l’historiographie hollywoodienne. La vraie beauté de ce projet tient au fait que Dunye écrit une nouvelle histoire du cinéma tout en venant y inscrire des trajectoires individuelles, créant ainsi de nouvelles opportunités au sein du cinéma pour les lesbiennes noires sans faire l’économie de l’importante dimension humaine de leurs expériences.
Mon projet en cours aborde des défis similaires : comment créer un espace pour la subjectivité, le savoir et les expériences des lesbiennes noires ? Comment échapper à des systèmes socio-culturels qui ne les – qui ne nous- autorisent pas à exprimer les réalités, les complexités, la beauté ou l’amour ? Comment faire la critique de ces systèmes et de leur histoire sans perdre de vue les individus qui les vivent de l’intérieur? Le travail de Zanele et de Dunye me paraît à la fois encourageant et réjouissant et je suis fière de m’être engagée dans un dialogue avec leur art et leurs idées.
Dans un entretien que j’ai eu avec le réalisateur Mohamed Camara au sujet de Dakan, un film sur l’amour entre deux garçons en Guinée, il affirmait que son but était d’engager la conversation sur cette identité si taboue dans les sociétés africaines. Pensez-vous qu’un film comme Dakan ou comme le documentaire Woubi Cheri, réalisé par deux non-Africains, ont également créé un espace de dialogue autour des identités lesbiennes africaines ?
Oui, même si ces films se concentrent sur des hommes gays, ou sur les identités transgenres dans le cas de Woubi Cheri (1997), je pense qu’ils ont également créé un espace de dialogue autour des identités lesbiennes africaines. Le film Dakan (1997) de Mohamed Camara a constitué un événement fondateur pour l’Afrique sub-saharienne ainsi que pour le cinéma africain francophone. C’était un projet pénétrant et fascinant qui a comblé de nombreuses lacunes et a beaucoup contribué à la compréhension de l’homosexualité en Afrique sub-saharienne.
En traitant l’homosexualité comme une « pathologie », je pense que Mohamed Camara s’est conformé aux rôles de genre « convenables » et hétéronormés tout en faisant la promotion de l’altérité et en envisageant l’existence d’un type alternatif de sujet africain masculin. De la première à la dernière scène, le film présente deux lycéens amoureux l’un de l’autre. Par exemple, un plan rapproché des deux garçons en train de s’embrasser est à la fois passionnel et quelque peu animal, du fait de la violence de leur étreinte. On admet, certes, la possibilité d’un amour entre hommes, mais on souligne l’élément d’agression ouvertement présent dans leur étreinte. Ils s’embrassent sans aucune tendresse et leurs gestes renvoient une image de brutalité, une sorte de violence diffuse qui est maintenue tout au long du film. Malgré cela, la scène montre une forme d’intimité rarement discutée ou observée en public, dans le mesure où ce type d’étreinte passionnée a en général lieu à huis clos. On est presque en présence d’une interruption de l’amour lui-même et, pour le spectateur, de moments d’aveuglement venant ponctuer les rapports de force entre les deux jeunes hommes.
Ces films sont un début mais le discours sur l’homosexualité doit progresser, c’est à dire qu’il est impératif que nous comprenions et acceptions que les individus sub-sahariens ont toute une variété de sexualités possibles. Ainsi, par example, nous avons besoin d’innovations dans l’industrie cinématographique afin de récuser l’image des lesbiennes en Afrique sub-saharienne, uniformément présentées comme des aberrations, isolées et malades. Nous avons besoin d’un film qui insiste sur la beauté et sur l’amour, plutôt que sur la perversité ou la violence. Cela trancherait avec les représentations populaires de lesbiennes dans l’Afrique sub-saharienne d’aujourd’hui, notamment dans les multiples films produits au Nigéria. Cette industrie cinématographique florissante –surnommée Nollywood en raison de son importance au sud du Nigéria- est la deuxième au monde si l’on se base « sur le nombre brut des films qu’elle produit chaque année.» (Green-Simms 34) Son public est constitué des Africains sub-sahariens, à la fois sur le continent et en diaspora. Dans son article récent sur ces films, Lindsey Green-Simms montre que, si le nombre de films mettant en scène des lesbiennes a augmenté ces dernières années, ils utilisent inévitablement l’homosexualité féminine pour évoquer la pathologie et la déviance sociale. Par exemple, un réalisateur nigérian déclare qu’il a tourné son film « pour attirer l’attention sur la ‘menace sociale’ que constitue le lesbianisme qui infecte et détruit secrètement la société. » (45) On retrouve ce genre de propos dans des films tournés ailleurs en Afrique sub-saharienne et pas seulement au Nigéria.
Comme l’on peut s’y attendre, les lesbiennes d’Afrique sub-saharienne s’opposent à ce genre de représentations. Elles soulignent que ces films mettent en scène des homosexuelles tout en se refusant à les appeler « lesbiennes » ou « femmes qui aiment les femmes. » Comme l’exprime une femme en particulier, les gens refusent de « dire ce que c’est alors que tout le monde comprend très bien de quoi il s’agit. » (Green-Simms et Azuah 46). Ce phénomène met en lumière deux éléments fondamentaux : le silence et l’amour. En utilisant ces deux termes, je souhaite attirer l’attention sur des climats culturels qui ne permettent pas aux lesbiennes de parler librement de leurs relations. Pour venir à bout de ce silence, il faudrait recueillir les témoignages de lesbiennes d’Afrique sub-saharienne et de les laisser nous raconter leurs histoires d’amour.
Vos recherches examinent les façons qu’ont les créatrices et actrices culturelles d’exprimer l’homosexualité dans leur travail tout en employant des formes codées. Pouvez-vous nous donner quelques exemples ? Comment cela se manifeste-t-il dans votre propre travail créatif, par exemple dans votre roman Chuchote pas trop ?
Nous devons nous confronter aux idées dominantes selon lesquelles les homosexualités africaines sont des types de rapports importés de l’étranger, dont les origines remonteraient aux invasions coloniales et à la contamination raciale qui en découlerait. Pour cette raison, il est très important que les créatifs d’Afrique sub-saharienne abordent la question de l’homosexualité dans leur travail.
A cause d’un certain silence culturel tacite, ainsi que de la peur des représailles, peu d’œuvres créatives ou d’études universitaires se sont penché sur les conditions d’existence des lesbiennes dans toute leur complexité et leur beauté. Peu de textes littéraires s’intéressent aux relations entre femmes en Afrique sub-saharienne et, à l’exception de mes propres romans Chuchote pas trop (2001) et Portrait d’une jeune artiste de Bona Mbella (2010), ceux qui le font continuent à évoquer le sujet à mots couverts. Ainsi, il est intéressant de remarquer comment les représentations littéraires et cinématographiques du désir entre femmes font souvent allusion à la question sans pour autant y accorder plus d’une scène. Dans La Petite Peule (2000) de Mariama Barry, par exemple, l’auteur semble suggérer une attirance entre femmes mais ne développe pas complètement les possibilités –ou les implications- qu’offre cette attirance. La question reste à l’état d’esquisse, le regard s’éloigne et le récit passe rapidement à la scène suivante. Dans deux autres exemples, Ma vie dans la brousse des fantômes (1954) d’Amos Tutuola et Le bel immonde de Valentin-Yves Mudimbe (1989), nous sommes en présence de récits qui suggèrent que les femmes qui aiment les femmes ne le font qu’à l’ombre de la violence. Ces textes cherchent à expliquer ces relations homosexuelles comme des réactions à cette violence, plutôt que d’explorer comment et pourquoi les femmes qui aiment les femmes sont souvent victimes de violences sexuelles.
Dans mon roman Chuchote pas trop, j’ai fait attention à la façon dont le langage codé est utilisé pour parler de l’homosexualité –et à la façon qu’on les femmes de tout simplement rester silencieuses pour échapper aux regards inquisiteurs de la société. La raison pour laquelle j’ai imaginé la relation entre une jeune femme et une femme plus âgée et handicapée était d’attirer l’attention sur la question de l’amour. Par amour, je veux parler de la dimension humaine des relations lesbiennes qui est si souvent ignorée dans les représentations populaires et académiques. Dans un certain sens, on peut dire que je m’efforce tout particulièrement de comprendre les expressions d’intimité : l’amour et le désir entre femmes en Afrique sub-saharienne.
Pour aborder la question « piège » de cette posture qui fait de l’homosexualité une identité imposée de l’extérieur par l’Occident, comment est-ce que des travaux de recherche et une œuvre créative tels que les vôtres tentent de corriger ce mythe ?
Je pense que le continent africain dans son ensemble traite l’homosexualité comme une identité imposée par l’Occident. Bien que l’identité homosexuelle soit présente dans les pays africains, l’homophobie continue à être un problème majeur qui entrave la pleine compréhension de la sexualité dans la société africaine. La critique récente a commencé à s’attaquer à la question de l’homophobie et aux malentendus concernant l’homosexualité sur le continent. Un numéro récent de la African Studies Review (vol. 56.2, septembre 2013) présente une série d’articles parlant de ces sujets homosexuels au travers des champs disciplinaires variés et des contextes géographiques multiples.
Nous devons prêter attention à ces discours, en particulier à ce qui se passe dans la sphère politique : il y a des gens qui souffrent ! Quand on rend l’Occident coupable de tout, il devient facile de justifier tous les actes de cruauté que l’on inflige aux autres : en Afrique du Sud, la pratique du viol correctif est dévastatrice pour les lesbiennes tandis que, dans d’autres régions du continent, les meurtres d’hommes et de femmes homosexuel-le-s sont monnaie courante. La sexualité fait partie intégrante de nous en tant qu’être humain : il est impossible d’en faire abstraction. Donc, la question de savoir comment représenter les expériences humaines et en particulier les sexualités est d’une importance capitale. Et ce n’est en rien une question nouvelle, on la retrouve dans les traditions d’érotisme des récits africains.
En tant que Camerounaise, je dénonce de l’intérieur la façon dont les lesbiennes sont traitées dans le contexte africain. En ce sens, mon travail tourne autour d’une lacune bien précise : les quelques rares films d’Afrique sub-saharienne qui se penchent sur l’homosexualité se concentrent principalement sur des hommes. Grâce à mon point de vue unique en tant que lesbienne camerounaise, je suis à même de combler cette lacune. Dans mon travail, j’offre un regard original -et peut-être même authentique- qui est chez lui en Afrique sub-saharienne et qui permet une compréhension nouvelle des conditions d’existence des lesbiennes qui vivent là-bas.
Je suis très heureuse d’apprendre que la cinéaste kenyane Wanuri Kahiu vient de réaliser le film Jambula Tree (2013). Une histoire d’amour entre deux femmes. Plus nous arriverons à humaniser ce type d’expérience humaine, plus les Africains seront en mesure de voir qu’il n’y a rien de plus humain que de tomber amoureuse d’une autre femme.
Vos travaux de recherche se penchent aussi sur l’altérité dans le cinéma africain francophone. Moolaadé d’Ousmane Sembène vous a particulièrement intéressée. Pourriez-vous nous parler de votre contribution à la critique cinématographique africaine et partager vos impressions sur l’importance des voix féminines dans ce domaine ?
L’altérité est devenue, au vingt-et-unième siècle, un aspect prépondérant de la notion d’identité, en particulier pour l’articulation de nouvelles formes de subjectivité. Il m’arrive de faire appel aux idées développées par Benita Parry autour de la subjectivité résistante, ainsi qu’au célèbre concept de privation de la parole des subalternes évoqué par Gayatri Spivak afin de montrer que l’idéal contre-discursif de restauration de la parole perdue, en particulier de la parole des femmes, conduit à une histoire simplificatrice et triomphaliste. J’éprouve la même suspicion à l’égard de l’idée d’une passivité des subalternes and je soutiens qu’il existe des tactiques d’opposition qui dénotent chez ces dernières une pleine pratique de la parole, au delà d’une conception restreinte de la capacité des êtres humains à être les actrices et acteurs de leur vie. Dans le but de démontrer comment la parole fonctionne comme un espace de contestation, je transgresse les limites communément admises de la sexualité de façon à contester les termes d’une politique identitaire déterminée par un discours colonial. D’une certaine façon, les sexualités des femmes africaines sont souvent simplifiées. Dès les premiers instants de leur confrontation avec l’esclavage, le colonialisme ou l’apartheid, les femmes africaines ont été des objets sexuels pour leur maîtres. Les réalisatrices africaines sont en mesure de nous offrir leur voix pour nous permettre de mieux comprendre ce que c’est que l’altérité. Mais pour qu’il puisse exister un discours solide autour d’elles, il faut qu’elles aient la possibilité de parler de leur propre travail. Il faut aussi qu’il y ait un discours sérieux autour du travail qu’elles accomplissent pour le continent africain. D’une certaine manière, les réalisatrices africaines doivent revisiter leur bibliothèque en même temps que leur filmographie. Le combat qui est le nôtre en tant que femmes africaines reste un mouvement continu d’appropriation en contrepoint à un nouveau discours, une nouvelle esthétique et une claire production de savoir.
Je m’intéresse principalement au travail des femmes metteuses en scène. Néanmoins, l’œuvre d’Ousmane Sembène me semble révolutionnaire en ce qu’il a été l’un des premiers cinéastes africains à critiquer ouvertement les vestiges de la colonisation dans l’identité africaine contemporaine. Quand on se penche sur son cinéma, il apparaît clairement que la vision qu’avait Sembène du changement productif dans la société africaine mettait les femmes et la libération des femmes au premier plan. (Il est importer de mentionner ici que de nombreuse Africaines ont produit des documentaires sur la pratique des mutilations génitales féminines dans de nombreuses régions africaines et que leurs travaux demeurent cependant invisibles. Une fois de plus, nous avons affaire à une histoire oubliée du genre en Afrique.) Le dernier film de Sembène, Moolade (2004) est une offrande faite aux femmes africaines dans la mesure où il aborde le sujet sensible des mutilations génitales féminines. Sembène ne répond pas directement à la question de savoir qui est responsable de cette pratique et de comment elle a pu se poursuivre jusqu’à ce jour. Il met plutôt en scène un personnage, Collé Ardo, qui a été mutilée et dont la première fille a été soumise à une excision. Ardo commence son combat en refusant que sa seconde fille soit excisée. Dans un second temps, elle se met à protéger les jeunes filles qui se dérobent à cette pratique barbare. Un vide se fait et nous sommes appelés à remettre en questions et à repenser nos traditions.
Ardo tentent de gagner d’autres femmes à sa cause, mais nombre d’entre elles refusent d’affronter une coutume qui a marqué leur propre vie. Tout changement de cet ordre requiert un sacrifice de sang. Le suicide de deux jeunes filles est l’événement décisif qui pousse enfin les autres femmes à réagir contre une tradition qu’elles-mêmes ne comprennent pas bien. A cet effet, le stratagème de la radio introduit par Sembène est extraordinaire : les femmes finissent pas dresser l’oreille en écoutant la radio et comprennent enfin que le Coran ne réclame pas l’ablation du clitoris, l’idée que le plaisir des hommes vient de la souffrance des femmes est une idée humaine. Et, en effet, quand quatre fillettes de huit à dix ans se réfugient chez Collé Ardo pour échapper aux coupeurs de clitoris, elles trouvent la force de passer à l’acte parce qu’elles ont suivi les débats à la radio. L’autodafé de ces postes de radio (les transistors ont remplacés les livres et sont à présent brûlés en place publique où ils continuent à émettre de la musique et des informations au milieu d’impressionnants brasiers) est purement expiatoire. Le savoir qu’ils ont apporté a déjà été absorbé.
Dans La violence et le sacré, René Girard avance que la violence se manifeste au travers des interprétations de formes culturelles spécifiques et de la quête de leurs origines. C’est ce que Sembène accomplit dans Moolade (2004). La mort du personnage de Mercenaire (qui est le personnage le plus troublant du film) et la violence à laquelle est soumise Ardo (deux scènes sont particulièrement frappantes : celle où l’héroïne se mort le doigt de douleur pendant un rapport sexuel et celle où son mari la bat devant tout le monde) sont nécessaire au rétablissement d’une part d’harmonie sociale. Les rituels violents facilitent une dimension de vengeance de l’individu blessé dans sa communauté d’amour-propre. Sembène joue avec des codes culturels importants : le meurtre, la mort, la vengeance. La grammaire de l’apaisement d’une communauté est aussi exigeante que la syntaxe la plus complexe. Ardo et Mercenaire ont bravé le groupe, mais leurs actions respectives n’ont pas la même signification.
Quand j’ai vu ce film pour la première fois, j’ai décidé d’aller parler à Sembène au Sénégal, pour tenter de comprendre les raisons qui l’ont poussé à le réaliser. Pendant notre échange, il m’a clairement expliqué pourquoi ses dix films se concentrent sur des femmes. Il était véritablement convaincu que, pour que l’Afrique puisse changer, il faut que cela vienne d’une mobilisation des femmes au travers du travail qu’elles accomplissent elles-mêmes. L’œuvre de Sembène porte un regard critique et perspicace sur la politique de représentation des femmes et du genre en Afrique sub-saharienne et apporte une contribution pleine de clairvoyance aux études post-coloniales dans ce domaine. Il y a eu tellement de travaux sur la question des mutilations génitales féminines parce que c’est un grave problème pour les femmes dans les pays où on les pratique. Sembène voulait attirer l’attention sur cette question afin que les Sub-Sahariens puissent faire face à leur modernité en ayant conscience des enjeux et des dangers de cette pratique.
Abdellatif Kéchiche et les deux actrices principales de La vie d’Adèle se sont vus attribuer la Palme d’Or au Festival de Cannes en 2013. Comment lisez-vous le travail de ce réalisateur franco-tunisien ? Je mentionne Adèle ici à cause de son thème : une histoire d’amour entre deux jeunes femmes. Toutefois, en prenant en considération à la fois le traitement qu’il fait de son sujet dans Vénus noire, un film qui parle de Sarah Baartman, et La vie d’Adèle, j’en arrive à me demander si Kéchiche n’est pas un peu un fétichiste des sujets tabous ou interdits qui ont trait aux femmes et à la féminité.
Il est temps que nous ayons un réalisateur africain comme Abdellatif Kéchiche. Ses films évoquent sans détour des sujets tabous et interdits, et il assume la responsabilité politique de son travail. Il n’aborde pas les questions de l’homosexualité et de la sexualité des femmes en dilettante mais, au contraire, suit avec application le fil d’une narration cohérente, nuancée et à même d’engager un dialogue productif. Son film La vie d’Adèle (2013) est un bel hommage aux lesbiennes. Nous sommes enfin en présence du récit d’une relation entre personnes du même sexe doublée d’une histoire d’amour. Ces deux jeunes femmes tombent amoureuses et sont confrontées à ce qu’aimer veut dire. C’est une belle promesse d’espoir venant d’un Franco-Tunisien, j’espère que d’autres pourront suivre cet exemple. Même si le film se déroule en France, il me semble que ces images sont puissantes et qu’elles pousseront les spectateurs à envisager l’amour lesbien différemment.
En toute franchise, je n’ai pas aimé le film sur Sarah Baartman. Certes, Vénus noire nous offre une vision contemporaine de sa vie, mais j’ai trouvé la présentation de son personnage vulgaire et parfois un peu dérangeante. Il est difficile pour une femme noire de regarder ce film dans son entier. La représentation que nous donne Kéchiche comporte des images choquantes, troublantes et pénibles. Je peux m’identifier à la souffrance de Baartman : être traitée comme un animal a dû être épouvantable. Dans ce sens, voilà une histoire individuelle de la déshumanisation des hommes et des femmes du continent Africain.
L’actrice qui jouait Baartman était bonne mais je me suis sentie très mal en la voyant à l’écran. C’était peut-être l’intention de Kéchiche de déstabiliser le spectateur, mais j’ai dû arrêter de regarder le film parce que je me suis mise à pleurer, je n’en pouvais plus. Je me souviens de la première fois où j’ai découvert son histoire, j’étais très triste et je dois dire que j’étais plutôt choquée étant donné le contexte historique. Quand vous êtes blanc, vous avez des responsabilités, vous avez des privilèges. Vous choisissez en permanence la façon dont vous allez tirez parti de ces privilèges : soit vous élevez la voix afin que les autres soient et se sentent vos égaux, soit vous perpétuez l’oppression historique. En tant que blanc, vous êtes en mesure d’user de la parole avec sagesse et humanité. C’est exactement le contraire que les blancs ont fait avec Baartman, avec leurs commentaires moqueurs et racistes. Mettre quelqu’un dans une situation où il ou elle doit réagir avec humour à des remarques racistes – des remarques dégradantes et qui ne tiennent compte ni de l’oppression immédiate d’un individu donné, ni de toute une tradition collective d’oppression- est encore plus pernicieux et c’est que Kéchiche cherche à nous faire comprendre dans ce film. Je pense malgré tout qu’il est important que le public connaisse la vie de Sarah Baartman, en particulier les jeunes générations. Dans chaque produit culturel, il y a toujours de quoi apprendre, de quoi critiquer et de quoi grandir.
Pour répondre sans détour à votre question, il est évident que Kéchiche fétichise les tabous et les interdits qui ont trait aux femmes et la féminité. Sembène faisait la même chose dans son œuvre et en était toujours fier. Il avait l’habitude de dire : « J’aime les femmes et je leur rends hommage dans mes films. Elles vont changer le continent africain, elles sont la source de ma créativité. » Kéchiche aborde sans ambages des questions taboues et des sujets interdits sur le continent africain et en diaspora.
Votre projet en cours intitulé « Vibrancy of Silence : Women Loving Women in Sub-Sahara Africa » se concentre sur la visibilité des lesbiennes en Afrique sub-saharienne. Pouvez-vous nous en dire plus sur certaines des questions qui découlent de cette recherche ?
Dans « Vibrancy of Silence : Women Loving Women in Sub-Sahara Africa », je cherche à repenser les images des femmes qui aiment les femmes. Il me paraît important que nous nous recentrions sur la visibilité des sexualités féminines, en particulier celles des femmes d’Afrique sub-saharienne qui, comme toutes les femmes de couleur, voient leur intimité délimitée par les préjugés du colonialisme, du sexisme et du racisme. Par exemple, je n’aime pas la terminologie que nous employons pour parler de la sexualité féminine dans la plupart des pays africains. Nous devons repenser le vocabulaire que nous utilisons pour parler des femmes qui aiment les femmes. Selon le pays dont on parle, les femmes elles-mêmes ont des façons intéressantes de définir ce qu’elles font dans leur intimité. Il est important d’être précis et d’évoquer la manière dont les femmes de chacun de ces pays créent leur propre espace amoureux.
Mais il est souvent dangereux d’attirer l’attention sur ce vocabulaire. Au Cameroun, au Sénégal, au Ghana et au Nigéria, l’homosexualité est illégale. Même si les peines varient, être condamné pour délit d’homosexualité entraîne un séjour en prison ou une amende. Des rapports récents (Dougueli 2012, Dixon 2012) ont montré que les gays et les lesbiennes sont souvent victimes de violences telles que des passages à tabac, des viols et des meurtres. Par ailleurs, leurs relations sont souvent niées ou condamnées dans la mesure où les discours officiels et familiaux refusent d’évoquer ou de reconnaître l’amour entre personnes du même sexe. Alors que les anthropologues Morgan et Wincringe (2005) ont démontré que les relations entre personnes du même sexe existent en Afrique sub-saharienne depuis des siècles et que Murray et Roscoe (1997) ont souligné la vitalité et la variété des sexualités africaines, le climat politique et social actuel fait que la compréhension du vécu et du quotidien des homosexuel-le-s en Afrique sub-saharienne demeure très partielle. En particulier, pour des raisons qui ont trait à la fois à un silence culturel tacite et à la peur des représailles, il n’y a pas encore eu de film qui se penche sur les vies de lesbiennes dans toute leur complexité et leur beauté. Ceci dit, [le futur oeuvre de ] Wanuri Kahiu sur l’amour Saphique, cette réalisation est un grand espoir.
Mon projet en cours consiste à écrire et à produire un essai philosophique visuel de 60 minutes, Vibrancy of Silence, sur des lesbiennes vivant au Cameroun, au Sénégal, en Côte d’Ivoire, au Nigéria, et au Ghana. J’emprunte le terme d’ « essai philosophique visuel » à la cinéaste expérimentale Barbara Hammer, pour laquelle le terme « essai » désigne « un genre dans le sujet est une idée plutôt qu’une personne ou un événement. » Elle utilise ce genre pour poser des questions telles que « Qui produit l’Histoire et qui en est exclu ? L’autobiographie est-elle une vérité ou une fiction ? Comment peut-on se réapproprier une représentation culturelle mensongère ? » (Déclarations de l’artiste)
Je m’appuie également sur la notion de « philosophie visuelle » développée par la cinéaste Pascale Obolo dont le court-métrage documentaire La femme invisible (2009) dénonce la façon avec laquelle les femmes africaines vivent et évoluent de manière pratiquement invisible dans la société française, tout en suggérant les moyens de leur rendre leur visibilité au travers d’une attention particulière aux émotions.