16 February 2015

Nassima Guessoum parle de son film "10949 femmes" dans la revolution algérienne

Nassima Guessoum nous parle de son film 10949 femmes (2014) sa passion pour l’histoire, sa recherche, le tournage et des expériences de ces courageuses femmes.

Entretien avec Nassima Guessoum par Beti Ellerson, février 2015.

In English

Nassima, qu'est-ce qui vous a motivé de faire le film ?

Plusieurs raisons m'ont motivée pour faire ce film. Tout d'abord,  je suis bi-nationale, je suis franco-algérienne. Bien que née à Paris, depuis mon enfance, j'allais chaque année passer mes étés dans un village de Kabylie, comme de nombreux enfants d'immigrés. Plus tard, Je me suis installée près d'une année, en 1999 à Alger, pour mieux connaître l'Algérie, de l'intérieur. J'avais par ailleurs fait des études d'histoire du monde arabe, en me spécialisant dans l'histoire de la guerre d'indépendance algérienne. Malgré tous les ouvrages disponibles à l'époque et tous les documentaires réalisés, je n'avais sous les yeux qu'une approche, à la fois très factuelle, faite d'événements et d'analyse politique, de dates, de chiffres, mais pas d'humain. En France on parlait "d'une guerre sans nom"; *pour moi, elle était surtout sans visage, et désincarnée*, surtout pour ce qui est de la représentation des Algériens. Ils étaient tous anonymes, fondus dans le sigle FLN ou appelés rebelles. Quant aux femmes.... invisibles.

En 2004, le film de Gillo Pontecorvo, La bataille d'Alger, sort sur les écrans en France. Ce film retrace un moment clé de la guerre d'indépendance algérienne de l'année 1957. Il a obtenu le lion d'or à Venise en 1966, mais il est resté interdit en France, jusque 2004 !!!! presque 40 ans.

Dans ce film, commande de l'état algérien et mis en scène en partie par un chef du FLN qui y joue son propre rôle, (Yacef Saadi) on voit pour la première fois des femmes. Ces femmes, font partie des groupes de choc et déposent des bombes. Elles mènent des actions terroristes. Elles sont représentées, comme jouant de leurs charmes, de leur apparence physique et vestimentaire d'Européenne pour tromper les soldats de l'armée française.

De là j'ai fait des recherches. La majorité des femmes qui se sont engagées dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie, menaient des actions politiques, ou étaient agents de liaison, ou encore des infirmières dans les maquis. Les *fidayines*, celles qui menaient des actions armées de terrorisme, étaient très rares: la plus célèbre Djamila Bouhired fut parmi les 7 femmes condamnées à mort. Elle a été défendue par l'avocat Jacques Vergès, qui devint son époux.

Aucune des 7 femmes n'a été exécutée, leur condamnation a été commuée. J'ai donc voulu dépasser cette image de la femmes en arme, image galvaudée de part et d'autre : côté algérien pour montrer un combat héroïque, côté français pour montrer le FLN comme "barbare". Entre les deux, j'ai cherché les vraies gens, les individus, leur parcours politique, ce qui les a construit etc...


Nassima Hablal

Nassima Hablal est une véritable pionnière en tout. Chef de famille à 16 ans, elle se met à travailler en 1944. Elle faisait partie des toutes premières militantes du mouvement politique pour l'indépendance de l'Algérie. C'est pour son engagement politique précoce, 1945, qu'elle m'a aussi intéressée. Elle avait 16 ans quand elle a rejoint les premières cellules politiques du PPA, le parti du peuple algérien qui est alors clandestin. Pendant ce temps, rare fait aussi pour son époque, et pour une femme et qui plus est "indigène", elle est secrétaire au cabinet du gouverneur !!!

Ensuite quand la révolution est déclenchée en 1954, elle fait partie des premières femmes contactée par les chefs politiques du FLN pour assurer des missions de secrétariat mais aussi cacher des militants, etc... Elle devient la secrétaire du CCE, le comité de coordination et d'exécution, composé de 5 chefs très importants.

Cette femme, a milité de l'âge de 16 ans, jusqu'à l'indépendance de l'Algérie en 1962. Elle a consacré 17 ans de sa vie, sans discontinuité. Cette persévérance, cette conviction, cette force de caractère m'ont impressionné. Pendant la guerre, elle est aussi la première femme qui intègre l'UGTA (Union Générale des Travailleurs Algériens), premier syndicat libre algérien. Elle est la seule femme de cette organisation et elle prépare avec les responsables la grande grève des 8 jours de l'année 1957.


Le tournage

J'ai rencontré Nassima Hablal la première fois en 2007. Je suis revenue la voir en 2008 et j'ai commencé à tourner en 2009 pendant 4 ans, jusqu'en 2013. Comme je vous l'expliquais, je voulais dans ce film que l'histoire ne soit pas désincarnée, qu'elle soit transmise grâce à la petite histoire de ce personnage. Le dispositif cinématographique que j'ai mis en place, induisait et devait fabriquer cette proximité avec Nassima Hablal. Il était donc important que la relation existe vraiment, qu'elle soit l'arche du film. Je ne filmais pas toujours, mais quand je venais, j'avais une relation disons assez quotidienne, même si elle était concentrée dans le temps.

Parfois, comme c'est une dame âgée, elle avait 80 ans quand je l'ai filmé la première fois, elle n'avait pas toujours la forme, d'autres fois elle a été malade ou hospitalisée. C'est une femme libre, drôle, attachante, très intelligente avec un regard distancié, une analyse politique, jamais de rancœur, ni de regret même si la déception post indépendance a été très grande.

C'est cette liberté d'esprit, de ton, de mouvement, cette impossibilité de la "cadrer", qui a aussi conduit la manière dont le film s'est fabriqué. C'est l'histoire d'une rencontre, faite de petits moyens, de jolis moments, qui va se transformer en une relation. Nassima était tout à fait consciente de l'enjeu de sa parole, de ce qu'elle donnait.


Vos expériences avec les femmes…

Nassima Hablal, c'est une personne qui m'a vraiment profondément marquée, j'ai sa voix, son ton, son timbre, ses chants qui résonnent en moi. Elle m'a fait rencontrer deux personnes admirables, des femmes engagées, généreuses et profondément sincères : Baya Taoumiya Laribi et Nelly Forget. Dans le film, Nassima m'emmène chez Baya. Baya est un personnage haut en couleur, on la surnomme Baya el Kahla, qui veut dire la noire, à cause de sa couleur de peau. Elle a vingt ans quand elle rejoint les maquis de l'ALN (Armée de Libération Nationale), où elle exerce comme infirmière. Elle est très drôle aussi. Elle a traversé l'Algérie sur près de 700 km à pieds pour rejoindre la frontière tunisienne, là elle a été capturée et a subi des atrocités, dont le viol par les soldats français. Elle raconte que son père à qui elle s'est confiée, l'a soutenue dans cette douleur. Dans le film, elle me dit une phrase très forte " Quand on a été aimée par son père, on n'a pas peur de la vie. Voilà ma fille".

Ce n'est évidemment pas toute l'histoire de Baya, qui par la suite est devenue sage femme, mais c'est un moment très fort, qui dit aussi ce que les femmes ont subi en temps de guerre. Ces trois personnages ont été torturées, Baya seule confie un viol collectif. Nassima et elle se sont rencontrées en Tunisie à leur sortie de prison en 1961. Le gouvernement provisoire de la république Algérienne siégeait à Tunis avant l'indépendance.

Nelly et Nassima se sont connues avant la guerre, autour de l'action sociale et sanitaire. Nelly venait de France, elle devait avoir, 23 ans environ quand elle se propose comme volontaire pour oeuvrer dans les chantiers des bidonvilles autour de la capitale Alger. Nassima est volontaire, elles se rencontrent en 1951.

Elles se retrouvent en 1957 dans un centre de torture, la villa Sésini. Nelly n'est pas dans le FLN, mais elle est accusée de soutenir et de cacher des membres du FLN. Elle est alors arrêtée et sera torturée. Au procès elle est relaxée. Nassima en revanche, "est un gros poisson", elle sera torturée dans 7 centres différents, dont 40 jours dans la terrible villa Sésini. Elle est condamnée à 5 ans de prison.

On ne ressort pas la même après de telles rencontres, et de tels récits.


La réponse du public algérien…La projection à Alger ?

Le film a été projeté dans le cadre du Festival des Journées Cinématographiques à Alger, il a reçu le prix du meilleur documentaire. Le public était très ému, il y avait des jeunes, des gens de tous les âges. Et je crois que la mise en scène du film, l'incarnation de l'histoire, de ce personnage modeste et brillant, a été quelque chose de précieux. Beaucoup de gens pleuraient. Vraiment. L'accueil était vraiment très, très bon. Les critiques aussi dans la presse. Malheureusement, ce fut l'unique projection alors que le film a été diffusé deux fois au Maroc, deux fois en Egypte, il a tourné au Soudan, au Bénin, il sera en Turquie, et dans plusieurs festivals en France.


La signification des chiffres 10949 dans le titre ?

Le chiffre : 10949 femmes. C'est le chiffre officiel du nombre de femmes qui ont participé à la guerre d'indépendance Algérienne (nombre de femmes, répertoriées en 1973 par le ministère des anciens combattants en Algérie). Elles ont certainement été plus nombreuses dans les faits, surtout dans la paysannerie.


Le film est en compétition, parmi la sélection officielle à la 24ème édition au Fespaco 2015

Pour moi c'est un grand honneur que le film soit en compétition, qu'il représente l'Algérie. Symboliquement c'est très important, le film met aussi à plat et évoque certaines questions politiques épineuses en Algérie.

Chaque fois que le film se promène je me dis que Nassima Hablal et ses amies, se promènent et racontent leur histoire, notre histoire autour du monde.

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