02 August 2013

Boukary Sawadogo parle de ses recherches: trois figures d'altérité - le fou, l'homosexuel et la femme dans les cinémas francophones ouest africains


Boukary Sawadogo, professeur à Marlboro College dans l’Etat du Vermont aux États-Unis, nous parle de son nouveau livre « Les cinémas francophones ouest-africains » qui vient de paraître aux éditions l’Harmattan. Entretien par Beti Ellerson

Boukary félicitations pour votre livre, « Les cinémas francophones ouest-africains » qui est en fait adapté de votre thèse de doctorat intitulé « Altérité dérangeante et innovante dans les cinémas francophones ouest-africains de 1990 à 2005 ». Pourquoi ce sujet comme recherche ?

J’ai voulu, à travers cet ouvrage, examiner les changements que connaissent les cinémas africains depuis les années 1990. Ces changements portent sur les domaines esthétique et thématique ainsi que les modes de production et de distribution. Aborder ces mutations sous l’angle de la représentation des figures de la “marge” permet non seulement de mieux appréhender le “centre” ou le discours dominant que constituent les normes sociales, mais aussi de voir en quoi le traitement des figures d’altérité traduit une certaine évolution dans les cinémas post 1990. Ces derniers se caractérisent par le passage du collectif à l’individu dans l’énonciation, l’individu face à la prééminence de sa communauté, et le vécu quotidien à travers l’héroïsme au féminin.

Selon le dictionnaire Le Robert l'altérité est un concept philosophique signifiant « le caractère de ce qui est autre ». Votre étude, par le biais du cinéma, met en exergue trois figures d'altérité : le fou, l'homosexuel et la femme. Parlez-nous de votre approche de recherche, surtout les choix de films et de personnages.

Mon approche a surtout été celles décontructionniste et féministe avec des notions comme la prise de parole. L’analyse de chaque figure d’altérité est construite autour de trois films. Pour l’homosexuel, ce sont les films Dakan de Mohamed Camara, Woubi chéri de Philip Brooks et Laurent Bocahut, et Karmen Gei de Joseph Ramaka Gai. Dakan est le premier film homosexuel africain francophone et il met en scène deux lycéens qui sont Sori et Manga. Par sa nature documentariste, Woubi cheri donne la parole aux homosexuels abidjanais ; offrant ainsi une différente perspective. Comme Dakan, Karmen Gei est aussi un film pionnier à travers le traitement d’une relation lesbienne entre Karmen et Angélique. 

Pour ce qui est du fou, j’ai choisi Sia, le rêve du python de Dani Kouyaté, Tasuma de Kollo Sanou et Une fenêtre ouverte de Khady Sylla. Les personnages de Kerfa et Soba dans les deux premiers films contrastent bien avec celui d’Aminta Ngom dans le troisième film. Un contraste qui fait ressortir la différence dans le traitement et la perception entre la folie au masculin et au féminin. 

En ce qui concerne la femme, j’ai démontré à travers l’image de la femme battante que la représentation de la femme africaine comme impuissante et victime ne reflétait pas la vérité historique du rôle de la femme. C’est ce qui explique mon choix des films Moolaadé de Sembène Ousmane, Taafe Fanga d’Adama Drabo et Une femme pas comme les autres d’Abdoulaye Dao. 

Le film « Sia, le rêve du python » traite justement de la folie chez deux protagonistes, un féminin et l'autre masculin, qui sympathisent et s'entraident. Mais la manière dont « la folie » est représentée diffère entre le personnage féminin Sia, désignée pour le sacrifice pour sauver le village, et celui du Kerfa qui vie en ermit, écarté de la société. D'ailleurs, vous en faites une étude comparative des cinémas aux féminin et masculin. En bref, quelles sont vos conclusions ?

Errance et enfermement caractérisent respectivement le traitement de la folie au masculin et au féminin. Le fou est libre de ses mouvements et  de sa parole alors que la femme fait face à des restrictions. Si Kerfa jouit de la liberté de parole, Sia est chassée du village parce qu’elle avait pris la parole pour dénoncer certains mensonges. On retrouve aussi cette situation avec Aminta Ngom à qui on refuse qu’elle sorte seule de la maison familiale. On a donc un traitement différencié de la folie selon le genre parce que la folie femme perçue comme très dérangeante.

La représentation de l'homosexualité dans le film « Dakan » dans lequel deux jeunes hommes s'aiment est traité différemment que le lesbianisme, un theme parmi d'autres, dans le film Karmen Geï. Vous faites aussi une analyse sur la manière dont l'homosexualité féminine et masculine est aperçue par la société. Comment comparez-vous ces deux films ?

Dans les deux films, l’homosexualité est perçue soit comme une maladie mentale dont il faut chercher le remède ou une menace pour la société. Dans Dakan, Manga est envoyé au village pour un rituel de purification parce qu’il serait atteint de folie. Dans Karmen Geï, toutes les scènes traitant de lesbianisme se passent toutes dans la prison Khoumba Castel sur une île qui proche du centre-ville de Dakar. Tout se passe comme s’il fallait préserver Dakar de cette menace que constitue l’homosexualité. 

Le personnage de Karmen représente ce que je considère comme une altérité innovante, à savoir une différente représentation de la femme autre que celle dans les rôles de victime. C’est une femme battante comme les personnages de Colé Ardo dans Moolaadé ou de Kiné dans Faat Kiné

L’homosexualité masculine et féminine est perçue différemment dans la société parce que la sexualité masculine est perçue comme étant très agressive alors que celle de la femme serait moins menaçante. Une situation qui pourrait expliquer une relative tolérance à l’égard du lesbianisme. Mais certains chercheurs soutiennent que cette relative tolérance résulte plutôt du manque de preuves sur les pratiques lesbiennes en Afrique comme c’est le cas des hommes à travers certains rites d’initiation. 

Vous abordez la notion d'une sensibilité féminine au cinéma. Moi aussi, j'ai posé cette question aux femmes africaines dans le cinéma : réalisatrices, productrices et comédiennes, et les réponses très variés m'ont surprises. Quelles ont été les conclusions de vos recherches ?

Il s’agit de définir et d’analyser les traits de la spécificité féminine dans l’expression artistique, et ceci dans le cinéma en particulier. Il existe bien une perspective féminine dans les cinémas francophones ouest africains. Cela est perceptible à travers la récurrence des thématiques sociales qui sont abordées (maternité, corps de la femme, revendication de ses droits, etc.), la préférence des réalisatrices pour le genre documentaire, et un récit construit autour de personnages féminins matures. En d’autres, le personnage féminin est déjà mature dès le début du film, ce qui contraste avec le processus d’apprentissage dans les œuvres des réalisateurs.

Dans votre livre vous parlez des caractéristiques du féminisme africain et aussi d'un cinéma féministe. Selon votre recherche comment se manifestent-ils dans le contexte cinématographique ?

Les cinémas africains sont de plus en plus traversés par les idées des féministes de la troisième génération, à savoir une remise en question de l’universalité de la condition féminine pour une prise en compte des spécificités comme le statut socio-économique ou le contexte culturel. Il s’agit de la thématique du corps de la femme (le droit à disposer de son corps) à travers l’excision par exemple. Il y a aussi le patriarcat qui est perçu comme un frein à l’épanouissement de la femme. Mais à l’inverse du cinéma occidental où le personnage féminin accède à la l’épanouissement en quittant la famille ou en se prenant le chemin de l’aventure, la famille et la maternité ne constituent pas des obstacles à la libération de la femme africaine.

Quelles sont les réponses à vos recherches et études ?

Pour les homosexuels, c’est la reconnaissance de leur droit à la différence qui passe par l’acceptation et la tolérance à l’égard de leur orientation sexuelle. Mais ce droit à la différence ne revendique pas le droit d’adoption d’enfants ou d’héritage en cas de décès du partenaire comme c’est le cas dans le contexte occidental.

Il y a bien une différence entre la représentation de la folie au masculin et au féminin, à savoir l’errance et l’enfermement. C’est une différence qui se traduit pour la femme par une entrave à la prise de parole.  

Au plan cinématographique, le traitement de la folie et de l’homosexualité (altérité dérangeante), montre clairement une évolution qui met l’individu au centre de l’attention et non pas les préoccupations de la communauté comme cela avait toujours été le cas. L’inverse pourrait également être vrai car derrière l’individu, on peut y voir la communauté. Pour ce qui est de l’altérité innovante, elle révèle une représentation de la femme non seulement comme agent de changement, mais aussi jouant le rôle du principal protagoniste du film. La femme africaine n’est plus cantonnée à la figuration ou aux rôles secondaires. 

Vous envisagez une version du livre en anglais prochainement ?

Ce n’est pas quelque chose que je compte faire dans l’immédiat, mais tout dépendra de la réception de l’ouvrage. Mais je travaille présentement sur mon deuxième ouvrage qui porte également sur les cinémas africains.

Entretien par Beti Ellerson, juillet 2013