15 March 2012

Claude Haffner : « Noire ici, blanche là-bas »

Claude Haffner avec sa grand-mère
Entretien avec la cinéaste franco-congolaise Claude Haffner par Beti Ellerson à propos son film, Noire ici, blanche là-bas (2012)

Claude, une émouvante histoire autobiographique sur ta place « entre deux », noire et blanche comme signifiant racial, entre Afrique et Europe, leurs croyances et coutumes différentes, entre classe, statut social et genre—ce que tu représentes en tant qu’Alsacienne et leurs contradictions en tant que Congolaise. Je discerne aussi ton désir de te redéfinir par rapport à ton père et ta mère, une émancipation comme tu le dis. Et puis, comme une future mère ta recherche sur la formation d’identité et comment tu transmettras ta propre identité multiple à ton enfant avec l’espoir qu’elle trouvera, comme tu l’aurais pu entre le blanc et le noir, sa propre couleur. Quelques réflexions ?

Au départ, je voulais faire un film qui portait uniquement sur l'exploitation des diamants et le chaos que j'avais découverts en allant la première fois au Congo. Je découvrais la pauvreté dans laquelle vivait ma famille maternelle, et je voulais parler de cette triste réalité d'une manière différente que celle utilisée par les médias, c'est-à-dire sans aucun misérabilisme, car c'est une chose dont j'ai horreur. J'ai cherché comment sensibiliser le spectateur de manière à ce qu'il ne s'ennuie pas, mais aussi qu'il puisse s'identifier à l'histoire, qu'il soit noir, blanc ou de n'importe quelle autre couleur de l'arc-en-ciel. Je savais que pour porter cette histoire à l'écran, je devais me mettre en scène. Mais loin de moi était l'idée de parler de moi, de mon histoire, de mon métissage.

Puis j'ai contacté le réalisateur producteur sud-africain Ramadan Suleman pour lui proposer le projet. Ramadan a lu le projet et m'a rappelée aussitôt en me disant qu'il aimait beaucoup l'idée et qu'il était partant pour produire le film, mais qu'il pensait que je devais me mouiller plus, car c'était ma famille, mon pays, mon ressenti. Que cela devait être plus marqué. J'ai donc rajouté à l'histoire une présentation de mon personnage.

Mais en documentaire, ce qui est merveilleux, c'est qu'on a beau écrire et réécrire le scripte, à l'arrivée ce sont les personnages et les scènes tournés qui décident de la finalité du film. La question de métissage, la place entre le père et la mère, la transmission d'une identité à l'enfant sont des thèmes qui n'étaient pas écrit. Ils sont apparus pendant le tournage. Je n'avais pas prémédité qu'on parle de couleur de peau avec mes cousins par exemple.

C'est ce qu'on appelle la « magie du documentaire ». Du moins c'est de cette manière que j'aime les films et que je souhaite réaliser. Ne pas tout savoir à l'avance à quoi va ressembler le film, ne pas forcer les situations pour raconter ce qu'on a décidé de raconter, mais au contraire laisser le champ à la réalité d'offrir des surprises au réalisateur. Que le film se redéfinisse au fur et à mesure du tournage, de la même manière que le réalisateur se redéfinit lui-même par rapport à son idée de départ et à son sujet. La preuve en est que je ne pouvais pas prévoir en 2004 que j'attendrai un enfant après avoir tourné au Congo, et que je me mettrai en scène enceinte en Alsace. D'une certaine manière, le film m'a aidée à définir mon identité et ma place entre l'Europe et l'Afrique et fait prendre conscience de la richesse que je possédais d'être issue d'une culture double, ou devrais-je plutôt dire multiple.

À travers ta narration et album de famille, on découvre que l'histoire est aussi celle de tes parents qui, eux aussi, vivaient « entre deux » l’Afrique et l’Europe, pour ton père Pierre Haffner, pour qui la passion pour le cinéma africain l'amenait au Congo pour l'enseigner, ce qu’il continuera à son retour en France. Mais plus visiblement pour ta mère, une noire qui vivait dans un monde blanc, une Africaine vivant dans une culture européenne et d’autant plus, une Congolaise qui s'est échappée de la pauvreté que sa famille continue à subir. Comment as-tu été influencée par leurs expériences ?

On ne peut pas tout raconter en 52 minutes, et je n'ai malheureusement pas pu monter un thème qui me tenait à cœur, qui raconte un peu plus dans les détails l'histoire de ma famille maternelle. En réalité, ma mère et sa fratrie sont nés, ont grandi et étudié au Katanga et non au Kasaï. Le Kasaï est la terre de nos ancêtres qui a vu naître mes grands-parents, mais ils sont partis vivre au Katanga lorsqu'ils étaient fraîchement mariés. Là-bas, mon grand-père était chauffeur et il gagnait suffisamment d'argent pour offrir une vie et une éducation descente à ses enfants. Mais dans les années 90, Mobutu a chassé les personnes d'origine kasaïenne du Katanga, et leur a demandé de rentrer « chez eux », comme on avait demandé aux Juifs d'Europe de partir vivre en Israël après la deuxième guerre mondiale. Les frères de ma mère n'avaient jamais posé un pied au Kasaï, où il n'y avait pas de travail pour eux. C'est là que la situation de ma famille s'est dégradée.

Je tenais à préciser ce point, car il est important pour aider à comprendre que ma mère ait eu une scolarité et une éducation religieuse offerte par les sœurs belges pendant la colonisation et juste après, et que comme beaucoup d'Africains de sa génération, qui ont fait des études secondaires, voire universitaires, elle était confrontée à la culture européenne avant même d'avoir rencontré mon père. Pendant longtemps, je n'étais donc pas véritablement sensibilisée à la pauvreté de ma famille. J'avais bien sûr conscience que nous étions extrêmement privilégiés comparé à eux, mais pour être honnête cela ne m'empêchait pas de dormir la nuit. Comme dit l'adage : « loin des yeux, loin du coeur ». Pour moi nous vivions en Alsace, et enfant je n'avais absolument pas conscience de ce que vivait ma mère « en exil » à Strasbourg. On vivait dans un chouette quartier, il y avait des enfants de toutes races et de toutes religions dans mon école, je ne me posais pas de question existentielle sur cette « entre-deux ». Je trouvais cool d'être métis, car mes parents me répétaient que c'était une grande chance d'apporter de la couleur dans le bouquet du monde. Et cela est vrai jusqu'au jour où je suis allée au Kasaï. Tout à coup j'étais moi étrangère là-bas, étrangère dans ma propre famille, étrangère de la culture, de l'histoire. J'étais heureuse de cette expérience, mais très mal-à-l'aise comme je le dis dans le film. Il faut vivre les choses soi-même pour les comprendre vraiment. Et puis l'âge aidant, on observe le monde différemment, on se pose de nouvelles questions. En d'autres termes, les expériences de mes parents étaient abstraites tant que je n'avais pas été confronté à l'Afrique.

Grandissant avec un père spécialiste dans le cinéma africain, cette expérience était-elle un facteur lorsqu'il s'agit de décider d'être cinéaste et aussi critique de cinéma—Je pense à ta recherche: « Le documentaire africain, un remède éventuel aux maux dont souffre le cinéma africain? » et ton film D'une fleur double et de quatre mille d'autres.

Mon père m'a effectivement sensibilisée très tôt au cinéma, puisqu'il organisait des projections de film à la maison pour mes petits camarades et moi-même à Kinshasa, alors que j'avais à peine deux ans. Et puis les gens du cinéma faisaient partie de la famille. Sembène Ousmane était le parrain de mon frère par exemple. Mais lorsque je préparais mon bac et que mon père m'a demandé ce que je voulais faire comme études – je lui ai annoncé que je souhaitais faire une école de cinéma, et il me l'a formellement interdit, car il voulait que je fasse des études « sérieuses ». J'ai donc opté pour la faculté d'Histoire.

Mais l'idée de faire du cinéma ne me lâchait pas, et parallèlement à ma licence d'histoire je suivais les cours de cinéma de mon père. Lorsque j'ai remis ma première copie à mon père, j'étais très anxieuse. Mon père était exigeant avec moi, je n'avais pas le droit à l'erreur. Il m'a téléphoné après l'avoir lue, et m'a dit qu'il était très fière, car ma copie était excellente, et qu'il devait bien avouer que je maîtrisais la culture cinématographique. Après ce diplôme, il a accepté de me laisser partir à Paris pour continuer des études universitaires d'audiovisuelles. À cette époque, je voulais être script-girl. J'ai fait des dizaines de court métrages en tant que script-girl, et mon père aimait cette idée, car la script-girl est comme les autres techniciens, un ouvrier et non un maître de chantier. Je pense qu'il avait peur que ce monde difficile du cinéma ne m'avale, et je lui en suis reconnaissante, car cela m'a donné la force de le défier et d'aller plus loin.

Ainsi, c'est le décès de mon père qui m'a décidé à réaliser mon premier documentaire. D'un côté la première barrière entre la réalisation et moi tombait, de l'autre je devais honorer sa mémoire en restant « sérieuse ». Le documentaire est une forme très sérieuse d'exprimer des histoires en image, et il intervient comme une continuité de ma passion pour l'Histoire. Quant à mon expérience dans la critique, elle m'a permise de réfléchir sur le genre afin de définir ma propre écriture cinématographique. Mais cela ne m'intéresse de critiquer les films. Il est si dur de réaliser un film, que je n'aime pas écrire sur un film que je n'aime pas. Or on ne peut pas être critique de films qu'on aime exclusivement. En revanche j'adore enseigner, et quand j'en ai l'occasion de temps à autres, dans une association, une école ou une université, je prends beaucoup de plaisir à parler des films que j'aime.

Pour la plupart du film, environ 40 minutes, on te suit au Congo, le retour à la terre natale, la première fois avec ta mère, mais tu as senti qu’en te cachant derrière elle que tu as pu expérimenté la réalité du Congo. La deuxième fois, « tu t'es émancipée » et tu es partie seule pour « trouver ta place ». Ta mère parle de l'incorporation quasiment totale dans la culture alsacienne dans laquelle toi et ton frère avez été élevés et toi, tu te lamentes de ne pas apprendre le Lingala. Pourquoi cette aliénation de l'Afrique dans une maison pleine de livres, musique, sculptures, peintures africains et avec un père qui s'est spécialisé dans la culture africaine ?

J'ai envie de répondre : « c'est une question qu'il faut poser à mes parents ! » En effet je pense que l'on apprend d'abord ce que l'école offre comme enseignement. Et j'ai reçu un enseignement français. On partage la culture de ses petits camarades de classe. Et j'étais entourée d'enfants d'origines diverses, mais pas particulièrement africaine. Et ce n'est pas parce que vos parents ont une bibliothèque remplie de Nietzsche par exemple, que vous connaissez ou vous vous intéressez à la philosophie. Ce n'est pas parce qu'il y a du Picasso au mur que vous connaissez tout du cubisme. Et si vos parents parlent en français à la maison et ne vous enseigne pas d'autre langue, je connais peu voir pas d'enfant qui ferait la démarche d'apprendre. Il est vrai que c'est quelque chose que je regrette profondément concernant mon enfance et que j'ai reproché à mes parents, mais il n'est jamais trop tard pour se rapprocher de sa culture d'origine, pour apprendre. C'est le message du film. La vie ne doit pas s'arrêter sur l'acquis, c'est un apprentissage permanent, en cela elle est merveilleuse.

Dans le film, tu dis que tu t'es réconciliée avec ta mère après avoir mieux compris ses expériences, que tu as commencé à la respecter et t'approcher d'elle. Une réconciliation suggère qu'il y a les choses à résoudre. Pourquoi cette réconciliation n’a pas eu lieu auparavant ?

Je me sentais mise à l'écart par les préoccupations de ma mère concernant sa famille au Congo, je trouvais qu'elle s'occupait trop d'eux et pas assez de nous, je souffrais de son « absence ». Avec l'âge, on finit par comprendre la complexité de la vie, et si l'on suit la voie de la sagesse, on arrive à pardonner.

Comme spectatrice j'ai été très touchée par ton choix de te positionner dans la vulnérabilité avec tes cousins. Tu parlais de ta souffrance en n'étant pas à ta place, donc noire en France, blanche au Congo, comme ta cousine a dit, « entre deux ». Pourtant, j'ai trouvé que tes cousins étaient dans une position également vulnérable face à ta position socioculturelle privilégiée en tant qu'européenne et une personne claire de peau, que tu veuilles ou non. Quelques réflexions ? Pourquoi ce choix de filmer cette rencontre ainsi?
Là encore c'est le miracle du documentaire qui a opéré. Dans mon scénario, il était écrit qu'on me filmerait avec mes cousins, full stop. Arrivée dans la cour familiale, je me suis tournée vers la cameraman, Donne Rundle, qui préparait le matériel, et je lui ai dit : « franchement, je ne sais pas du tout ce que je vais leur dire, on ne se parle jamais, je ne suis pas à l'aise » - et Donne m'a répondu : « et bien c'est exactement ce que tu vas leur dire ! ». Et je lui suis très reconnaissante pour cela, car pour cette scène et pour d'autres, elle a été d'un soutien précieux. Puis au montage, tout le monde a été touché par ce moment, il ne fallait pas rater la scène. On a passé des jours dessus, à monter et remonter, car cette scène devenait charnière pour le film. C'est cette scène aussi qui a déterminé le titre du film, qui était à l'origine Kasaï. 

J’ai discerné un petit moment féministe quand tu as demandé pourquoi en tant que femme tu n’as pas pu participer à la cérémonie de deuil. Par contre, tu as exercé un pouvoir dans le contexte de classe et ressources financières en distribuant l’argent à tes proches—hommes et femmes—tous très reconnaissants de ce don très généreux. Quelques réflexions sur ses rôles contrastés…
Féministe, je ne sais pas, mais il est clair que je ne m'y attendais pas dans la mesure où dans beaucoup de communauté que j'ai fréquentée ce sont les femmes qui s'adressent aux morts et les pleurent. Et là, je me retrouve face à une personne que je ne connais pas, que je vois pour la première fois, et qui va faire la cérémonie à ma place. C'est pourquoi il était important pour moi de faire ma propre « cérémonie » en Alsace, à la fin du film. Pour dire « ok je respecte la tradition des balubas sur leur terre, mais ailleurs je le fais à ma manière ». Par contre s'il y a féminisme dans le film, c'est en mettant à l'honneur ma grand-mère, ma tante, mes cousines et toutes ces femmes d'Afrique et d'ailleurs qui se battent pour « faire tourner les marmites », comme le dit le gouverneur du Kasaï. C'est pourquoi je tenais à finir sur cette idée qu'il existe des solutions pour que nos pays et nos peuples se sortent de la misère par eux-mêmes, en commençant par miser sur l'éducation des filles.

En construisant ton histoire il y avait forcément des choses qui n’étaient pas incluses pour des raisons diverses. Quels étaient tes choix cinématographiques pour raconter cette histoire ? Y a-t-il eu les moments que tu as décidés de ne pas inclure ?

Oh oui, il y a beaucoup de thèmes que je voulais aborder et que j'ai du abandonner en route, car je ne pouvais pas tout traiter en 52 minutes, qui est le format télé du documentaire. Je voulais surtout donner plus d'informations sur le contexte historique du Congo des années 70 à nos jours, parler de l'histoire de mon ethnie baluba qui a subi des « pogroms » et qui est connue comme contestataire et combative. Et puis surtout je voulais dénoncer l'exploitation du diamant et le pillage de ma région. Mais tout cela mériterait un film de 2h ou une série, il faut savoir jouer le jeu et faire des choix, même s'ils sont extrêmement durs à prendre.

Le film termine avec une citation de ton père : « Pour voyager encore un peu plus loin dans le miracle ». Dans quel contexte l’a-t-il dit et qu’est-ce qu’elle signifie pour toi et pour l’histoire que tu as raconté.

J'ai trouvé cette phrase dans un de ses livres, et je ne me souviens étrangement plus dans lequel (j'ai recherché avant le montage du film, mais je n'ai toujours pas retrouvé). Ses amis artistes voulaient créer une œuvre originale pour sa pierre tombale, et j'avais trouvé cette épitaphe. Car mon père était un humaniste optimiste, et je trouvais que cette phrase traduisait bien sa pensée, sa philosophie. Et je crois qu'il m'a transmis ce gène. C'est en tout cas de cette manière que je voulais construire et conclure le film. Oui c'est dur, oui c'est grave, oui il y a de la misère, oui il y a de la souffrance dans le monde et entre les hommes, mais rien n'est définitif et impossible. La vie est un voyage qui se poursuit dans la mort, qui n'est pas une fatalité à mes yeux, mais bel et bien une continuité : un miracle, au sens extraordinaire. Oui, la vie est un voyage extraordinaire.

Entretien avec Claude Haffner par Beti Ellerson, mars 2012